Interview de Michel BAUWENS par Emile HOOGE sur millenaire3.com.
Face à l’émergence de nouveaux modèles économiques fondés sur le peer-to-peer et les communs, comment doit réagir la ville ? Doit-elle anticiper cette tendance ? Peut-elle même la soutenir et développer des institutions pour accompagner la transition au bénéfice de tous ?
On entend de plus en plus souvent parler d’échanges p2p (peer-to-peer ou pair-à-pair) et de modèles open source dans d’autres domaines que celui des médias numériques et du logiciel. S’agit-il d’un effet de mode ou d’un changement profond dans la manière de créer de la valeur ?
Il y deux tendances lourdes qui font du modèle p2p une réalité tangible et durable.
La première tendance c’est l’horizontalisation de la communication à grande échelle permise par internet. Cela veut dire que les citoyens connectés ont maintenant la possibilité, non seulement d’échanger des informations entre eux, mais aussi de coopérer et de créer de la valeur ensemble. Et l’une des conséquences les plus remarquables est l’apparition de nouvelles formes de biens communs : des connaissances construites collectivement et partagées (ex. : Wikipedia), des logiciels libres ou open source mis au point par des communautés en réseaux (ex. : Linux), mais aussi des variétés de semences open source (comme celles préservées par Navdanya en Inde avec l’appui d’une communauté de plus de 500 000 fermiers partenaires), des plateformes de design open source pour partager le savoir-faire nécessaire à fabriquer n’importe quel type d’objet (ex. : Open Source Ecology qui est un réseau d’ingénieurs et d’agriculteurs qui ont développé une plateforme open source permettant de fabriquer les 50 machines industrielles dont on a besoin pour faire fonctionner une civilisation en miniature : éolienne, four, bulldozer, moissonneuse, scierie…), etc.
La seconde tendance c’est la transposition de cette organisation horizontale du champ de la connaissance vers l’ensemble du système économique. Ainsi, les capacités de production de biens physiques vont être de plus en plus distribuées : par exemple, les imprimantes 3D deviennent de plus en plus accessibles au plus grand nombre ce qui permet d’imaginer que chacun puisse imprimer chez lui l’objet dont il a besoin, à partir de plans qui ont été conçus à l’autre bout du monde. Dans cette même logique, le réseau des Fablabs promeut les démarches d’open design et veut rendre accessible la fabrication personnelle au plus grand nombre. La production énergétique aussi voit apparaître des initiatives décentralisées (ex. : au Royaume-Uni, Micropower Council soutient la microgénération d’énergie décentralisée). Et même les mécanismes de financement s’en trouvent affectés comme en témoignent le succès grandissant des plateformes de crowdfunding (ex. KissKissBankBank) qui permettent de solliciter une foule d’individus pour financer un projet, des prêts de particulier à particulier, ou même des monnaies p2p (ex. http://bitcoin.org/) qui pourraient permettre de se passer du système bancaire classique pour faire tourner l’économie…
Ces tendances conduisent à l’émergence de deux types de modèles économiques. D’une part, des communautés de créateurs collaborent autour de la production de biens communs, en général protégés par des licences libres et soutenus par des associations (ex. Apache Foundation). On voit alors se structurer des écosystèmes d’entreprises qui créent de la valeur marchande sur la base de ces biens communs. D’autre part, des entreprises privées existantes s’ouvrent à la coopération horizontale et adoptent une nouvelle posture par rapport aux enjeux de propriété intellectuelle et de protection de l’innovation. Par exemple, elles font appel à des chercheurs indépendants ou des amateurs éclairés pour innover, voire contribuer à leur recherche et développement (en s’appuyant sur des plateformes d’innovation ouverte comme Hypios, des démarches de crowdsourcing ad hoc comme le fait Lego pour ses Mindstorms, ou de co-design).
Aujourd’hui ces nouveaux modèles de production opèrent clairement dans le cadre d’une économie de marché, mais avec une logique nettement différente du capitalisme que l’on connaît.
Mais alors, comment un tel modèle économique peut-il coexister avec le modèle capitaliste dominant aujourd’hui ?
Pour moi, on assiste à l’émergence d’un nouveau mode de production et d’une nouvelle structure sociétale. Aujourd’hui, il y a co-dépendance entre la production p2p, et le système capitaliste traditionnel. Les producteurs p2p ont encore besoin du système capitaliste comme source de revenus, et, dans le même temps, le système capitaliste a de plus en plus besoin des externalités positives créées par ces nouvelles formes de coopération sociale. Il me semble que les entreprises qui s’adaptent le mieux à cette nouvelle organisation de l’intelligence collective renforcent leur compétitivité par rapport à celles qui restent dans le modèle « propriétaire ». La compétition inter-entreprise prend une nouvelle forme… La stratégie d’IBM au début des années 2000 est révélatrice de cette tendance. Géant de l’informatique, disposant d’une quantité innombrable de brevets, ils ont choisi de clairement soutenir le mouvement open source et ainsi de s’appuyer sur Linux pour réduire leur dépendance vis-à-vis de Microsoft et Intel. Je remarque aussi un nombre grandissant de jeunes entrepreneurs qui sont très à l’aise avec ces nouvelles logiques p2p : elles font partie de leur vie sociale et ils les appliquent donc naturellement pour créer des richesses économiques, en portant des valeurs alternatives au système dominant de l’entreprise capitaliste classique (ex. : OuiShare).
Bien entendu, des conflits entre ces deux modèles sont inévitables. Les forces dominantes résistent au changement, comme en témoignent la guerre que Microsoft mène contre le logiciel libre, ou celle de l’industrie des monopoles intellectuels contre ceux qui pratique le partage de la culture. Dans le même temps, les forces émergentes cherchent leur autonomie et l’on constate une intensification des mouvements sociaux (Occupy, Indignados) et politiques (Partis Pirates) qui sont l’expression directe de la culture p2p. Même si l’avenir n’est pas écrit à l’avance, je pense que nous allons passer de cette phase d’émergence à une phase de parité, puis amorcer une transition vers un nouveau modèle dominant. Les rapports de forces sont en train de changer !
Quelle place les dynamiques de compétition trouvent-elles dans ce modèle p2p qui, en apparence, donne la part belle à la coopération ? Y a-t-il d’autres moteurs efficaces pour l’innovation que le principe de concurrence ?
La meilleure façon de comprendre le modèle p2p est de l’interpréter, non comme une abolition de la compétition au profit de la coopération, mais comme un nouvel agencement entre ces deux aspirations des êtres humains : s’affirmer en tant qu’individu / créer des liens et vivre en société.
Le capitalisme contemporain est un modèle qui est principalement fondé sur la première de ces aspirations, en canalisant cette velléité d’autonomie et d’affirmation vers la compétition économique, sociale ou sportive plutôt que vers la guerre. Le principe philosophique assumé ici consiste à penser que la somme des égoïsmes individuels produira le bien commun, grâce à la fameuse “main invisible du marché”.
Dans le modèle p2p, c’est le désir d’être en société et de coopérer qui sont valorisés d’abord… mais il y a encore de la compétition ! Les connaissances et les ressources sont partagées pour créer des biens communs ensemble mais chacun est libre de choisir à quoi il veut contribuer, et les contributions elles-mêmes sont en concurrence. Par exemple, si vous avez besoin d’un développeur Linux, vous allez faire jouer la concurrence et choisir le meilleur.
Philosophiquement, le modèle p2p part du point de vue, non de l’altruisme, mais de l’alignement conscient et structurel (inclus dans l’architecture même du projet) entre les intérêts individuels et collectifs. Ainsi, votre intérêt pour le bouddhisme peut vous pousser à écrire un article sur le sujet et ainsi contribuer à créer une encyclopédie universelle comme Wikipedia. Comme l’être humain a toujours besoin de reconnaissance, et de se distinguer par l’excellence de son travail, l’humanité va continuer à progresser avec ce modèle p2p. Je ne crois pas que les dynamiques d’innovation vont se tarir, bien au contraire, elles vont exploser. Les logiciels open source continuent de s’améliorer et d’innover. Et le projet Wikispeed est un exemple emblématique de cette capacité d’innovation des modèles p2p appliqués à la production de biens physiques : en trois mois, une communauté p2p open source a su fabriquer un prototype fonctionnel de voiture qui consomme 2,3 l/100km !
Pour beaucoup le modèle capitaliste est le mieux à même de créer de la croissance économique et de l’emploi. Est-ce que le modèle p2p ne risque pas de détruire des emplois et déstabiliser notre société ?
Bonne question, mais l’émergence de pratiques p2p n’est-elle pas justement le résultat de l’incapacité du système dominant à générer de l’emploi ? La crise économique actuelle révèle de manière très criante de nombreux dysfonctionnements : les jeunes sont en situation très précaire et exclus de l’emploi, les inégalités s’accroissent, des bulles financières fragilisent de nombreuses entreprises… En fait, les économies alternatives, dont le p2p, sont des réponses très concrètes inventées pour répondre à cette crise et aux difficultés rencontrées dans la vie quotidienne par de nombreuses personnes. Mais pour aller plus loin, je crois que ces modèles p2p anticipent une grande crise écologique et économique à venir et cherchent des réponses innovantes.
Le problème auquel sont confrontés aujourd’hui ceux qui portent des projets alternatifs est qu’ils savent produire de la valeur d’usage très facilement, mais ils ne savent pas la monétiser, lui donner de la valeur marchande en Euros ou en Dollars… Ainsi, le système capitaliste profite de ces initiatives sociales comme d’un “travail gratuit et libre” mais sans renvoyer l’ascenseur ! La seule réponse possible est de développer des modèles p2p où la valorisation reste dans le circuit alternatif des “Communs” avec par exemple la création de monnaies complémentaires.
Si l’on se place à l’échelle d’une ville, est-il vraiment pertinent de faire le pari de ce modèle économique alternatif ? Ne risque-t-on pas de perdre sa compétitivité par rapport à d’autres villes qui restent attachés au modèle capitaliste conventionnel ?
Dans un contexte de globalisation néolibérale, les grandes métropoles s’inspirent souvent du modèle de la ville créative pour affirmer leur position dans la compétition internationale. Barcelone a longtemps incarné cette volonté et a d’ailleurs su attirer de nombreux talents créatifs par des investissements publics dans des aménités urbaines, dans la culture, dans la communication, tout en offrant un immobilier à des prix abordables. Cette logique veut que la présence d’une classe créative dynamique contribue à la croissance économique de la ville… jusqu’à ce que les prix de l’immobilier flambent, que la gentrification s’installe, que les inégalités sociales perdurent ou s’aggravent, et que les jeunes talents créatifs déménagent pour une autre ville !
En suivant cette inspiration, une ville qui chercherait à développer une économie p2p innovante pourrait très bien être amenée à s’engager dans cette même dynamique pour attirer des entrepreneurs créatifs et impliqués dans des communautés p2p, dans le logiciel libre, etc. Mais l’enjeu est d’éviter de tomber dans les travers dont nous venons de parler, qui conduisent à la spéculation et à l’apparition de rentes non productives. Et alors, peut-être que les principes du modèle économique p2p pourraient nous servir d’inspiration pour développer un modèle de ville fondée sur une réelle politique urbaine des biens communs. Dans cette nouvelle logique, les biens communs de la ville (avec les institutions, les communautés et le mode de gouvernance ad hoc) seraient le vivier d’une économie vivante et dynamique, qui en retour contribuerait à enrichir les biens communs urbains.
Concrètement, comment une ville pourrait-elle s’organiser pour anticiper, voire soutenir le développement d’une économie fondée sur ce nouveau modèle (biens communs et production par des pairs) ?
Concrètement, je proposerais de mettre en place trois institutions pour promouvoir et soutenir la création de richesse selon ce nouveau modèle. La ville est la bonne échelle pour installer ces institutions au sein d’une communauté de projet, ouverte bien entendu sur le reste du monde.
Tout d’abord, il faudrait créer une Agence pour la Protection et le Développement des Biens Communs. Elle aurait notamment pour rôle de favoriser la création collective de biens communs de la connaissance dans une multitude de domaines. En devenant ainsi une métropole des savoirs libres, une ville attirera des expertises, des investissements et sera au cœur de réseaux de partages enrichis.
Ensuite, cette ville aurait besoin d’un Incubateur des Entrepreneurs du Commun. Cette institution soutiendrait l’émergence d’acteurs qui créent de la valeur ajoutée sur un marché, à partir des biens communs. Il s’agirait en quelques sortes d’un incubateur spécialisé dans les start-ups p2p !
Enfin, la troisième institution dont la ville a besoin est d’un Fond de Soutien pour l’Innovation en Communs. Il s’agit tout simplement de reconnaître la valeur des contributions que des individus font en enrichissant le commun. Pour éviter que ces contributions volontaires au bien commun ne cantonnent les individus dans la précarité, il faut inventer des formes de soutien, monétaires ou non, pour permettre leur engagement dans la durée !
Et pour conclure, comment décririez-vous la toile de fond des valeurs sur lesquelles s’appuie le déploiement de ce modèle économique alternatif dans notre société ?
Chaque grande révolution sociale et politique est avant tout une révolution culturelle. Pendant trois siècles au moins notre société a insisté sur la promotion de la facette égoïste de l’être humain et cela pourrait nous entraîner vers une destruction de la planète dont nous dépendons. Aujourd’hui, je crois qu’il faut tout d’abord reconnaître la dualité de l’être humain qui est à la fois égoïste ET altruiste. Anthropologiquement, il est prouvé que nous avons tous une double motivation, à asseoir notre individualité et à nous lier aux autres. Et justement, les modèles p2p reconnaissent cette dualité humaine en bâtissant des systèmes sociaux qui articulent les intérêts individuels et collectifs, sans les opposer. Nous allons d’un système où l’on coopère à l’intérieur d’organisations qui sont en compétition (des entreprises sur un marché par exemple), vers un système ou l’on peut être en compétition pour construire le bien commun, sur la base duquel on coopère pour créer de la valeur. Dans ce nouveau système, le manque de transparence n’est plus la règle, mais l’exception, l’on produit en harmonie avec la nature mais l’on ne privatise pas ce qui est abondant (la connaissance, la culture,…).
Il s’agit d’un vrai changement culturel, à tous les niveaux. Le marché va survivre, mais il sera au service de la société civile ; l’Etat va survivre, mais il sera protecteur du Commun, et non plus serviteur du marché contre la société.